Le Cinéma d’Animation Français à l’ère digitale:
un village d’irréductibles animateurs face à la puissance américaine
Chaque année, des représentants des studios d’animation Pixar, Dreamworks ou encore Blue Sky se rendent aux projections des films étudiants des écoles des Gobelins (Paris) et de la MOPA (Motion Picture in Arles), classées respectivement deuxième et troisième meilleures écoles d’animation au monde1. Ces représentants cherchent tous de nouveaux artisans de l’animation qui pourront apporter une « French Touch » à leurs productions. Ce terme, originalement utilisé dans le monde de la musique électronique pour désigner le style particulier d’artistes comme le duo Daft Punk, Martin Garrix ou encore le groupe Justice, s’est vu emprunté par l’industrie de l’animation. Il y désignerait un savoir faire, ou un style différent, inspiré de la richesse présente dans l’histoire de l’art française, et par extension européenne. Astérix le Gaulois (1967, Ray Goossens) et Le Roi et L’Oiseau (1980, Paul Grimault), considérés comme des fers de lance de l’animation française en sont de bons exemples : l’un est une adaptation d’une des bandes dessinées franco-belges les plus influentes en France, et l’autre est co-écrit par l’immense poète Jacques Prévert, en plus d’être inspiré d’un conte de Hans Christian Andersen (La Bergère et le Ramoneur, 1845). C’est sur cette culture de l’hommage, du traditionnel et de l’artisanal que s’est initialement construit l’unicité du cinéma d’animation français. Mais arrivent les premières technologies d’imagerie digitale. En 1983, André Martin, réalisateur d’animation et critique, déclare : « Les Machines à Images sont en train d’atteindre des niveaux qui maintenant forcent le cinéma d’animation à quitter le domaine peureux et protégé de l’artisanat. Si vous ne vous intéressez pas aux nouvelles techniques/nouvelles images (ordinateur, synthèse…) dans cinq ans, vous êtes foutus »2. Cette prise de parole s’est avérée vraie, le digital ayant bousculé toutes les industries de l’image, créant de nouveaux métiers et en laissant d’autres obsolètes.
Alors, quel est l’état de l’industrie de l’animation française au sein de son propre pays à l’heure digitale ? Comment réagissent les cinéastes d’animation français face aux superproductions digitales américaines ? Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur une liste sélective de films digitaux deux dimensions et trois dimensions sortis après les années deux mille. D’un point de vue narratif, nous choisirons de nous pencher sur le cas des adaptations faites avec le médium digital, et ce pour deux raisons. Premièrement, l’animation française fût particulièrement active pendant les années deux mille : « Alors que trente-huit longs-métrages ont été produits en France depuis plus d’un demi siècle, de 1930 à 1995, plus d’une centaine ont vu le jour après l’an 2000 »3. Dans un essai plus long, nous aurions pu analyser les enjeux digitaux sur le cinéma d’animation français dans son ensemble, mais ce ne sera ici pas le cas. Deuxièmement, comme nous l’avons dit plus haut, l’animation française référence régulièrement la culture qui l’entoure, alors le sujet des adaptations semble être pertinent. Cela a pour conséquence le fait que nos sujets d’étude ne sont pas, ou pas encore, des classiques. Nous ne parlerons pas, ou très peu, de films traditionnels comme Les Triplettes de Belleville (2003, Sylvain Chomet — bien que le film se permet d’intégrer du digital en cel-shading à certaines de ses scènes), la saga des Kirikou (1998, 2005 et 2012, Michel Ocelot) ou encore Persepolis (2007, Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud).
Au long de cet essai, nous prendrons comme principaux cas d’études ces films : Astérix et le Domaine des Dieux ; Astérix et le Secret de la Potion Magique (respectivement 2014 et 2018, Louis Clichy et Alexandre Astier), adaptations de la célèbre bande-dessinée; The Prodigies (2011, Antoine Charreyron), adaptation du roman La Nuit des Enfants Rois (1981, Bernard Lenteric) ; Dofus, livre 1 : Julith (2015, Anthony Roux et Jean-Jacques Denis), adaptation du jeu vidéo Dofus (2004) ; Ernest et Célestine (2012, Benjamin Renner, Stéphane Aubier & Vincent Patar)- adaptation de la série de livres pour enfants du même nom.
Ces adaptations ont toutes quelques critères en commun : elles sont produites quasi-intégralement localement ; l’animation française ayant produit plus de 54 collaborations avec 16 pays différents4, nous n’analyserons pas des films comme Le Petit Prince (2015, Mark Osborne) par soucis de rapidité. Il s’agit ici de réalisateurs français, avec un budget français : pas de Illumination Entertainment, produisant l’intégralité de leurs films à Paris avec un budget Hollywoodien. Et surtout, ils ciblent tous un public local (pas de films d’EuropaCorp, compagnie de Luc Besson, dont les longs-métrages sont tournés en anglais et destinés à un public international). Précisons aussi que nous n’analyserons pas l’industrie de l’animation télévisuelle française, si importante qu’elle mériterait un essai entier. Dans un premier temps, nous mènerons un résumé de l’histoire de l’animation française pour mieux comprendre sa place dans l’industrie de nos jours, mais aussi son rapport avec le géant américain. Dans une seconde partie, nous étudierons les six films textuellement et extra-textuellement, nous mènerons plusieurs courtes analyses visuelles de l’utilisation des médiums digitaux, pour nous concentrer surtout sur la réception de ces films auprès du public.
Avant de nous lancer dans l’analyse de ces films il nous est important de donner quelques éléments de l’histoire de l’animation française, ils rendront nos analyses extra-textuelles possibles et compréhensibles, tout en expliquant d’où vient la richesse culturelle de l’animation française. Premièrement, la naissance du cinéma d’animation est d’abord amorcée par Émile Reynaud en 1892 avec son Praxinoscope et autres Pantomimes, attractions de foire qui mèneront malheureusement leur créateur à sa perte lors de la naissance du cinéma en prise de vues réelles, plus poussé technologiquement que les inventions de Reynaud : «le spectacle des pantomimes lumineuses est retiré de l’affiche du Cabinet Fantastique le 1er Mars 1900 après avoir attiré un demi million de spectateurs. Émile Reynaud ne s’en relève pas et meurt dans la misère, à Ivry-sur-seine, le 9 Janvier 1918, après avoir détruit son appareil de projection et jeté toutes ses bandes dans la Seine, sauf deux qu’il souhaite transmettre à ses fils »5. On remarque ici un premier obstacle à l’animation française qui prévaudra sur le reste de son histoire : la compétition avec le cinéma en prises de vues réelles, moins coûteux et plus rapide à produire. Il faudra ensuite attendre 1908 pour que Émile Cohl réalise Fantasmagorie pour Léon Gaumont, le premier « dessin animé » de l’histoire. Toutefois, l’influence du réalisateur ne s’arrête pas là comme l’explique Valérie Vignaux: « Émile Cohl est dit avoir inventé le dessin animé en 1908, mais il est aussi à l’origine de la première réflexion historiographique sur l’art naissant. Lorsqu’il confère en 1920, au Ciné-club de France, il s’agit pour lui d’affirmer la primauté de l’art français afin de le défendre contre les bandes américaines qui déferlent en nombre. »6. Voilà maintenant le deuxième grand obstacle de l’animation française : la domination du cinéma d’animation américain. Si il y avait compétition, la France aurait déjà perdu. En témoigne la fermeture rapide du premier studio d’animation français, Lortac, ouvert en 1916 par Robert Collard, l’ayant nommé après son pseudonyme d’artiste : « Lortac justifiait la faible qualité de nombre de ses films par rapport aux dessins animés américains par les maigres budgets alloués par les annonceurs. La dépression économique et l’arrivée des cartoons venus des États Unis provoquent la fermeture du studio. »7. La production animée française s’adaptera alors pendant les années suivantes, se divisant en deux : un circuit publicitaire, et un circuit de films auteuristes. Ce circuit auteuriste attirera des artistes étrangers comme l’Américaine Claire Parker, qui y inventera l’écran d’épingles, ou encore l’artiste russo-polonais Ladislas Starevich, qui y réalisera le premier films d’animation en stop-motion de marionnettes : Le Roman de Renard, terminé en 1930, mais qui ne sera publié qu’en 1939.8 Cette attraction d’artistes du monde entier dans les cercles auteuristes est quelque chose qui perdure encore aujourd’hui. Cette période provoque aussi la montée d’artistes locaux comme Paul Grimault, sunommé le « Disney de gauche »9 en raison de son sens de la technique de l’animation traditionnelle accompagné d’un affect particulier pour la poésie.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’animation française a vécu un essor inattendu, mais pas forcément bienvenu, car il provient du régime de Vichy. Dans un effort de propagande Nazie, le régime interdit la diffusion de contenu animé américain, favorise la diffusion de courts-métrages animés avant les projections de longs métrages, distribue dix millions de francs aux studios d’animation, et crée le prix Émile Cohl.10 Ces initiatives permettront au secteur de l’animation de perdurer après l’occupation. Ce n’est pas cette partie-là de son histoire que l’animation française considère comme son « patrimoine », en réalité l’industrie voudrait que cette collaboration soit oubliée. Il est important de rappeler cette période lorsque que l’on parle de l’histoire du cinéma d’animation français, de la même manière que tout écrit étudiant l’histoire de l’animation américaine rappelle les productions racistes qui y ont été crées.
Par la suite, l’animation française continue à être divisée entre la production de publicités et un certain auteurisme inspiré par la Nouvelle Vague française, avec les exceptions cultes citées plus haut Astérix le Gaulois et Le Roi et L’Oiseau. Pendant les années 1980, c’est à la télévision que l’animation française brille. En réaction à l’arrivée massive d’Animes sur les ondes françaises, diffusant parfois des séries comme la première itération de Hokuto no Ken (1984–1987) les matins de fin de semaine, l’état français lance des programmes de subventions pour créer des séries d’animation produites et diffusées localement. Cet essor sera grandement bénéfique pour l’animation française, qui pourra s’assurer une transition au digital moins catastrophique que ce qu’a dit André Martin, cité plus tôt2.
Nous arrivons maintenant à l’ère digitale. L’animation française, forte de son succès télévisuel, se retrouve changée par la Tax Rebate for International Production : « TRIP supports foreign companies producing (either partly or in full) film or television projects in France. Eligible productions may receive a 20 percent rebate — up to 4 million euros or about $5.6 million U.S. — to offset costs. […] The Centre National du Cinéma, France Television and regional governments provide funding, and the provisions of TRIP give France one of the top three most competitive tax incentive programs. International partners are integral to many projects, allowing several small studios to act as one while taking full advantage of the tax credit »11. Maintenant, il existe des films d’animation faits en France, mais avec un budget et des directives venant de pays étrangers. Cette mesure a par exemple permis l’établissement de Illumination Entertainment, filiale indépendante de Universal Studios, ayant produit des films comme Moi, Moche et Méchant (2010, Pierre Coffin et Chris Renaud) dans le studio parisien Illumination MacGuff, anciennement MacGuff Ligne.
Toutefois, il est devenu difficile pour les productions entièrement locales de créer des longs-métrages digitaux rentables. Premièrement, comme Pascal Herold (fondateur des studios Duran Duboi et Nadeo) l’explique, l’animation digitale est très coûteuse : « In France, it is nearly impossible to get more than ¢15 million ($18,7 million) to make a 3-D animation unless you’re a movie mogul like Luc Besson »12. Deuxièmement, selon Pierre Buffin (producteur et superviseur d’effets spéciaux), les production Hollywoodiennes font de l’ombre aux productions françaises : « considering that our market is saturated with American animation films of excellent quality with surreal budgets sometimes 10 times bigger than ours, like ‘Ratatouille’, it’s hard for us to see the light at the end of the tunnel »12. Et enfin, selon le producteur Thomas Schober, il semblerait qu’il y a un problème au sein de la distribution cinématographique française, qui manquerait de savoir faire dans le marketing de ces films précis : « french distributors either don’t know how to market films or they don’t have the budget to do it effectively »12. Toutefois, ces problèmes ne sont pas dogmatiques, ils n’ont pas empêché la production de longs et courts métrages digitaux en France, mais ces-dits films n’ont pas tous remporté un succès commercial. Quelles initiatives ces longs-métrages ont-ils pris, autant artistiquement qu’en termes industriels ? Maintenant que notre étude historique est menée à bien, nos pouvons analyser notre liste de films citée plus haut.
Les six films que nous avons choisi peuvent être séparés en deux catégories. La première utiliserait l’animation digitale dans une logique de continuité avec ce qu’il s’est fait auparavant dans le paysage animatique français : une tentative d’hommage culturel, de continuation des traditions artistiques officieuses présentes depuis la Nouvelle Vague française ou depuis l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge. Nous pouvons mettre dans cette catégorie les films Astérix et le Domaine des Dieux ; Astérix et le Secret de la Potion Magique ; Ernest et Célestine. La seconde catégorie, elle, se revendique des nouvelles possibilités offertes par les médias digitaux, et d’influences non-francophones, principalement américaines et japonaises. Il s’agit ici des films The Prodigies et Dofus, livre 1 : Julith.
Le moins « digital » de tout ces films est probablement Ernest et Célestine (2012), souvent attribué à Benjamin Renner, mais qui est en réalité co-réalisé par Stéphane Aubier et Vincent Patar, créateurs de la série culte Panique au Village (2001), adapté en long-métrage en 2009. A première vue, il nous semble être un long-métrage en animation traditionnelle sur papier. Mais en réalité, bien que la coloration soit faite à l’aquarelle, tout le travail de traçage de lignes est fait digitalement, à l’aide d’une tablette graphique : « Cette configuration, outre les conditions de travail qu’elle offre à l’équipe, conduit Renner à une réflexion sur les moyens à sa disposition pour compléter la production sans recourir à la sous-traitance. La solution apportée est celle d’une synergie entre différents outils, dans un processus mêlant Flash, des décors à l’aquarelle et, pour réaliser certains effets, des logiciels créés spécifiquement pour le film. »13 comme l’explique Marie Pruvost Delaspre. Dans son essai, Delaspre, étudiant les implications de l’utilisation des tablettes graphiques, met en avant la capacité du dispositif à imiter des formes d’arts plus traditionnelles : « La tablette graphique, en particulier le modèle Cintiq largement plébiscité, apparaît à la fois comme le moyen et la fin de cette transition, offrant d’un côté des solutions de réductions des coûts et des délais de production, de l’autre une interface qui se veut la plus proche possible du dessin à la main sur papier. De fait, comme le soulignent Sara Álvarez Sarrat et María Lorenzo Hernández (Sarrat et Hernández, 2012), « beaucoup de logiciels et accessoires de dessin et d’animation digitaux se concentrent de plus en plus sur la reproduction de styles et de textures rappelant le travail à la main, et certains créent même l’illusion pour l’utilisateur de l’emploi d’outils traditionnels » [n°7, p. 5]. Ces outils auraient donc tendance à copier le « fait main », à mettre en valeur la qualité artisanale du dessin — ce que les auteurs appellent une « simulation de graphisme à la main » »12. Le principe de « simulation de graphisme à la main »13 colle ici parfaitement à Ernest et Célestine, qui cache le plus possible son aspect digital pour donner une impression d’animation traditionnelle. On comprend ici que le but est d’imiter ce qui se faisait auparavant dans l’animation française tout en limitant les coûts de production et en assurant une livraison plus rapide du produit final. Il est aussi tout à fait probable qu’en ayant une esthétique artisanale, le film se construit en opposition avec la majorité du paysage cinématographique animé de 2012, et attire donc un public moins réceptif à l’animation digitale américaine, par exemple.
Astérix et le Domaine des Dieux et Astérix et le Secret de la Potion Magique sont les deux dernières adaptations en date de la bande dessinée franco-belge de Uderzo et Goscinny. Ce sont les deux seules adaptations de cette saga faites en animation digitale en trois dimensions. Réalisés par Alexandre Astier, scénariste, acteur et humoriste derrière la série culte Kaamelott (2005–2009), et Louis Clichy, ancien animateur à Pixar (ayant travaillé sur Wall-E et Là Haut), ces films prennent le défi de réinterpréter et animer en trois dimensions un personnage créé en 1961 pour un médium deux dimensions. Les réalisateurs y trouvent alors un équilibre intéressant entre la culture populaire ambiante des années 2010, profondément influencée par les contenus américains, et une culture populaire typiquement française : celle d’Astérix. On y retrouve de nombreuses références aux bandes-dessinées : des compositions ou postures cultes comme les disputes nez-contre-nez de Astérix et Obélix, les combats contre les romains morcelés (les guerriers Gaulois les battent un par un, avec des mouvements précisément rythmés et simples, pour renforcer l’impression de surpuissance « facile » des protagonistes). On peut noter aussi une forte utilisation de smearing digital, ou d’imitation de smearing, pour adapter les cases où l’on voit un même objet plusieurs fois représentés sur un même axe afin d’indiquer son mouvement. Ces deux films se permettent aussi de référencer d’autres longs-métrages, comme l’animation du film Astérix et Cléopâtre (1968, René Goscinny et Albert Uderzo) lorsque les ouvriers bâtissant le Domaine des Dieux reprennent la même animation de construction que les esclaves égyptiens du film de 1968. Mais les références ne s’arrêtent pas à l’Hexagone, comme le montre la réplique « Vous ne passerez pas » de Panoramix dans le Domaine des Dieux, ou encore l’hommage à King Kong (remplacé par Obélix) vers la fin du film. L’influence Américaine est aussi présente visuellement dans ces longs-métrages, principalement dans l’animation des personnages, reprise de l’école américaine, et sans doute influencée par l’expérience Holywoodienne de Louis Clichy. Le character design tout en rondeur présent dans la bande dessinée est ici associé à de nombreux procédés de stretch and squatch, les gros nez, caractéristiques de la bande dessinée franco-belge, rebondissent au moindre remous. On peut voir ici une certaine « plasmaticness », pour reprendre le terme utilisé par Eisenstein lors qu’il adule les première productions Disney et leur élasticité13. La séquence d’introduction du Secret de la Potion Magique est un autre bon exemple de cette influence étrangère, où on y voit les habitants du village Gaulois travaillant en rythme sur You Spin Me Round (Like a Record) de Dead or Alive (1985). Il est peut être un peu ironique de voir Astérix, récit de la résistance d’un village de Gaulois face à une oppression romaine surpuissante, se voir ainsi américanisé, d’autant plus que Le Domaine des Dieux parle d’assimilation culturelle (César, fatigué de l’échec des tentatives de guerre contre le village, tente de le faire céder en créant de nouvelles villes et attractions touristiques aux bordures de celui-ci). Toutefois, cette américanisation, cette esthétique « pixarisée », a assuré aux deux films des revenus confortables, attirant un public habitué aux productions hollywoodiennes autant qu’un public habitué au traditionalisme français.
Il s’agissait ici des tentatives d’adaptations intégrant le médium digital dans une logique de tradition, ou de continuation d’un culture pré-établie. Toutefois, les enjeux du digital ne sont pas les mêmes pour les films The Prodigies et Dofus, livre 1 : Julith. Le premier est une adaptation en long-métrage d’un roman de science fiction (La Nuit des Enfants Rois) réalisé par Antoine Charreyron, réalisateur des jeux-vidéos Lara Croft Tomb Raider: The Angel of Darkness (2003) et Shadow Ops : Red Mercury (2004) en animation trois dimensions, le second est une adaptation en deux dimensions de l’univers narratif créé par le MMORPG (Jeu de rôle en ligne massivement multijoueur) Dofus, publié en 2004 par le studio français Ankama, ayant reçu un immense succès européen. On remarque ici l’émergence d’un nouvelle culture digitale : celle des jeux-vidéos. Le marché du jeu vidéo français ayant toujours été très actif, et d’ailleurs touché par le même phénomène de fuite des cerveaux que subit l’animation française, et il n’est donc pas surprenant de voir de nouvelles initiatives mêlant cinéma d’animation et jeu vidéo à l’ère du digital.
The Prodigies, bien que entièrement fait en France, est l’antithèse de l’animation française : l’action se passe à New York, et on y trouve des adolescents marginaux aux pouvoirs psychiques surpuissants souhaitant se venger du reste de la population en s’infiltrant dans la maison blanche afin d’attaquer les grandes corporations à l’aide de l’arsenal militaire américain. Visuellement, le character design du film plante ses racines à la fois dans le médium du jeu vidéo et dans le médium des comics américains: il n’a pas de caricature, ni de personnages ronds. Leurs proportions sont quasi-réalistes, mais ils échappent à la Vallée Dérangeante14 dans leurs textures simples et unies. Certaines scènes référencent directement le cinéma américain, comme les deux utilisations de bullet time présentes dans le long-métrage, procédé d’abord utilisé par les Wachowski dans The Matrix (1999). Ces textures, d’ailleurs, sont peintes digitalement avec des brosses virtuelles carrées, donnant une impression de basse résolution et de pixellisation, référençant directement le monde du jeu-vidéo. L’animation digitale propose ici quelque chose de nouveau, elle embrasse sa cousine vidéoludique et assume l’influence américaine dans la nouvelle pop-culture internationale. Ne nous détrompons pas : malgré son américanisme, The Prodigies était au départ censé attirer un public français dans les salles, un public sans doute adolescent, plus influencé par la direction artistique du jeu Mirror’s Edge (2008, dont l’esthétique minimaliste et épurée n’est pas sans rappeler les scènes de violence de The Prodigies) que par la série de livres pour enfants Ernest et Célestine.
Dofus, livre 1 : Julith, bien qu’adapté d’un jeu vidéo, référence beaucoup moins le médium, et utilise l’animation digitale 2D de manière totalement novatrice. En effet, le film alterne constamment entre les technique de l’image par image digital (dessin traditionnel sur support digital, sans doute à l’aide d’une tablette), animation par interpolation et glissement de calques (l’animation d’un élément précis d’un point a à un point b, d’abord calculée par l ‘ordinateur et ensuite peaufinée par l’animateur), et animation par toon shading. La technique est choisie en fonction de l’action présente dans le plan : une scène de combat combinera par exemple image-par-image (on peut constater une utilisation accrue de smearing dans ces scènes-là) et glissement de claques, alors qu’une scène de dialogues sera entièrement faite par interpolation, avant d’utiliser du toon shading dans les plans présentant des mouvements de caméra. Dofus, livre 1 : Julith est une œuvre digitale en deux dimensions complète, proposant toutes les techniques d’animation existantes au sein de ce médium.
L’Échec commercial de ces films (126 000 entrées pour The Prodigies, 84 000 pour Dofus, livre 1) est très symptomatique de ce pan de l’animation française, référençant de nouveaux médias, ciblant un public mature tout en ayant une esthétique de pop culture. Anthony Roux, créateur du jeu Dofus, déclarera à propos de l’échec du film : « Au cinéma, si vous proposez un film en 2D, c’est que vous ciblez les enfants. J’ai même presque envie de dire que si vous proposez un film d’animation, c’est que vous ciblez les gosses et personne d’autre. C’est vraiment comme ça. Dofus[, livre 1 : Julith] étant en 2D, et en même temps ciblé pour les 8 ans et plus, beaucoup ont été perdus et n’ont pas su comment le placer. Ils l’ont laissé sur des horaires de diffusion « pour enfants », à savoir le matin à 10 h ou 11 h, et nous étions très peu présents sur les horaires dont nous avions réellement besoin, en soirée »15. La réflexion de Thomas Schober, cité plus haut, sur le manque de savoir faire de distributeurs de cinéma français est ici particulièrement pertinente par rapport à l’état général de l’animation française à l’ère digitale. Étant donné que l’attention du public est essentiellement porté sur les productions hollywoodiennes, pour qu’un film d’animation digital français réussisse il faut qu’il s’inscrive dans une logique de tradition et de culture française, et qu’il ait un public cible simple à cerner : celui des plus jeunes. Toute tentative de rendre hommage à une pop-culture, une culture digitale récente, ou de cibler un public adolescent ou mature dans les salles de cinéma se résulte très malheureusement par un échec.
BIBLIOGRAPHIE
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5. Valière, Laurent. Cinéma d’Animation, La French Touch. Éditions La Martinière, 2017. pp. 15
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7. Valière, Laurent. Cinéma d’Animation, La French Touch. Éditions La Martinière, 2017. pp. 24
8. Valière, Laurent. Cinéma d’Animation, La French Touch. Éditions La Martinière, 2017. pp. 26–27
9. Valière, Laurent. Cinéma d’Animation, La French Touch. Éditions La Martinière, 2017. pp. 36
10.Valière, Laurent. Cinéma d’Animation, La French Touch. Éditions La Martinière, 2017. pp. 44–45
11. Milligan, Mercedes. « Nos Amis Across the Sea » Animation, vol 25, n°8, Novembre 2011, pp. 53
12. Herold, Pascal ; Buffin, Pierre et Schober, Thomas cités par Keslassy, Elsa. « Gallic animators find CG no boon for toons » Variety, vol 412, n°13, Novembre 2008, pp. 10
13. Pruvost-Delaspre Marie. « La main et le crayon : à propos des implications de l’usage de la tablette graphique dans les studios d’animation 2D français », à paraître dans le 12e numéro du magazine Mise au Point (l’autrice m’a envoyé une version presque finie de l’essai)
14. Eisenstein, Sergej. “On Disney”. The Eisenstein Collection, édité by Richard Taylor. London: Seagull Books, 2006, pp. 101
15, Mori, Masahiro « The Uncanny Valley » Energy, vol. 7, no. 4, pp. 33–35, 1970. Traduit par Karl F. MacDorman et Norri Kageki dans IEEE Robotics & Automation Magazine, vol 19, 98–100, 2012. pp 24 https://www.researchgate.net/publication/254060168_The_Uncanny_Valley_From_the_Field