Pourquoi les films en Claymation sont ils si… étranges?

Vivien Forsans
21 min readMay 1, 2018

ESSAI ÉCRIT DANS LE CADRE DE COURS A L’UNIVERSITÉ CONCORDIA (Avril 2018) Il s’agit d’une analyse de médium. Ceci est la première itération de cette théorie, que je développerai sans doute dans des textes plus longs à l’avenir (je ne pouvais pas faire au delà de 12 pages pour cet essai). Contient des coquilles.

Stop-Motion est un terme désigné pour qualifier plusieurs types d’animation. Le stop-motion implique le fait de faire de l’animation en image par image par de la photographie, en mettant en mouvement des objets solides. Par exemple, un film avec des acteurs peut être considéré comme du stop-motion tant que le procédé de création est bel et bien en image par image, et non en enregistrement vidéo. Le stop-motion lui-même contient plusieurs sous catégories d’animations (ce que nous appellerons pendant cet essai « sous-médiums ») comme le cut-out , le Claymation, ou l’animation de Marionnettes (Puppet Animation). Ces deux derniers seront ici notre sujet d’étude. Le Claymation est une technique d’animation en image-par-image se basant sur la modélisation et animation d’objets en volumes. Ces objets en volume sont modelés à partir de matière telles que l’Argile (qui a ensuite donné le nom de Clay Animation à cette technique), des matières plastiques, ou des matières très solides plus souvent « sculptables » que « modelables » comme le bois ou certains métaux. On a tendance à parler de films de Marionnettes dans ces deux derniers cas, que nous continuerons à appeler Claymation au long de cet essai pour tenter d’être plus concis. Il nous faut aussi diviser les différents styles d’animation inspirée de l’argile : nous ne parlerons aucunement dans cette essai de la technique du Clay Painting, utilisée dans le court-métrage Mona Lisa descending a Staircase1 (Joan C. Graz, 1992) ; et nous ne parlerons pas non plus de la technique du Strata Cut, utilisée dans le court-métrage Buzz Box2 (David Daniels, 1985). Le Claymation une grande importance dans l’histoire du cinéma, et de tout ce qui est imagerie animée. Du Cinéma des Attractions au cinéma des années 1920, le Claymation faisait surtout partie d’expérimentations d’animations. Un épisode de Out of the Inkwell des frères Fleischer est par exemple un des premiers cas d’utilisation du Claymation, en 1921. A partir des années 1940 (mais surtout dans les années 1950), le Claymation est utilisé pour créer des effets spéciaux, rendant par exemple possible l’incrustation de personnages fictifs en trois dimensions dans des images de prises de vues réelles. Cette technique sera très répandue dans les grands studios de productions tous-publics, comme Columbia Pictures ou MGM. Le Claymation restera une technique de choix en termes d’effets spéciaux jusqu'à la fin des années 80. Toutefois, le « full » Claymation (terme utilisé pour désigner les œuvres dont toute la diégèse est constituée d’argile, et d’objets modélisés) se fait oublier pendant des décennies, mais est ressuscité en 1993 avec le film de Henry Selick Tim Burton’s The Nighmtare Before Christmas. De 1993 à 2018, plus de cinquante longs-métrages en « full » Claymation sont sortis. Le 5 Mai 2016, un utilisateur du site internet Reddit demande à d’autres internautes : « What is it about Claymation that makes it so creepy and off putting ? »3. Ce sentiment d’étrangeté (uncanny) en regardant des films Claymation n’est pas unique à cet utilisateur, et nous pouvons trouver de nombreuses questions similaires sur Internet. Nous allons tenter, dans cet essai, de répondre à la question de cet utilisateur en menant un étude sur le médium du Claymation, et sa relation à l’étrange. Nous nous appuierons principalement sur la forme d’expression des films cités. Nous étudierons dans un premiers temps les concepts psychologiques de l’étrange, nous verrons pourquoi l’étrange est inhérent au Claymation, puis nous étudierons les différentes manières dont des cinéastes se sont emparés de ce sentiment d’étrange.

Wallace & Gromit (1989–2010, Nick Park)

L’Étrange est un sentiment particulier, mais qui n’est pas spécifique à l’art ou la consommation d’art. Comme l’explique Louis Vax en 1987 : « Si l’étrangeté artistique est sortie de l’étrangeté naturelle, c’est qu’elle l’habitait déjà, et qu’elle s’en est dégagée progressivement comme une statue de son ébauche. Le stade final hantait déjà le stade primitif. »4. Toutefois, avant de pouvoir étudier cette-dite étrangeté artistique, il nous faut comprendre ce sentiment dans son état naturel, qui est bien trop souvent assimilé à des sentiments de peur et de malaise. « Sans aucun doute, ce concept est apparenté à ceux d’effroi, de peur, d’angoisse, et il est certain que le terme n’est pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l’angoisse ». Cependant, on est en droit de s’attendre, pour justifier l’emploi d’un mot spécial exprimant un certain concept, à ce qu’il présente un fond de sens à lui propre. »5 comme nous dit Freud. Avant de se plonger dans son essai L’Inquiétante Étrangeté (1919), nous devrions observer le tout premier écrit de psychanalyse étudiant ce concept, Zur Psychologie des Umheimlichen (On the Psychology of the Uncanny) publié par Ernst Jentsch en 1906. Selon lui, le sentiment de l’étrangeté provient d’une faille de compréhension du monde par un individu, un basculement soudain de la certitude à l’ignorance : « The human desire for the intellectual mastery of one’s environment is a strong one. Intellectual certainty provides psychical shelter in the struggle for existence. However it came to be, it signifies a defensive position against the assault of hostile forces, and the lack of such certainty is equivalent to lack of cover in the episodes of that never-ending war of the human and organic world for the sake of which the strongest and most impregnable bastions of science were erected »6. Pour prouver sa théorie, il utilise l’exemple de l’incertitude que l’on peut avoir en regardant des objets humanoïdes inanimés ou animés artificiellement. Il est intéressant de voir que dès 1906, Ernst Jentsch pose les bases de la théorie de l’Uncanny Valley, mais nous y reviendrons prochainement.

En 1919, dans l’essai L’Inquiétante Étrangeté, Freud reprend l’argument de la « rupture de rationalité quotidienne » de Jentsch et l’approfondit. Il prend comme exemple ces moment ou un individu a l’impression de vivre quelque chose de surnaturel et paranormal : « Nous n’y croyons plus aujourd’hui, nous avons « surmonté » ces façons de penser, mais nous ne nous sentons pas absolument sûrs de nos convictions nouvelles, les anciennes survivent en nous et sont à l’affût d’une confirmation. Alors, dès qu’arrive dans notre vie quelque chose qui semble apporter une confirmation à ces vieilles convictions abandonnées, le sentiment de l’inquiétante étrangeté nous envahit »7. Toutefois, cet étrange paranormal n’est qu’un aspect de l’étrange selon Freud, et il argumente qu’il y a deux types d’étrangeté : celle qui vient de l’incertitude, et celle qui vient des traumatismes et refoulements psychologiques : « Tout autrement en est-il de l’inquiétante étrangeté qui émane de complexes infantiles refoulés, du complexe de castration, du fantasme du corps maternel, etc. […] L’inquiétante étrangeté dans la vie réelle appartient le plus souvent au groupe précédent, mais du point de vue de la théorie, la distinction entre les deux groupes est des plus importantes. Dans l’inquiétante étrangeté due aux complexes infantiles, la question de la réalité matérielle n’entre pas du tout en jeu, c’est la réalité psychique qui en tient lieu. »7. Dans ces deux différentes réceptions de l’étrange, nous pouvons voir que ce qui est toujours remis en cause est la réalité, soit notre perception intérieure de la réalité (psychique) soit une perception extérieure, et donc dimensionnelle, de cette réalité (paranormal).

Et enfin Carol Leader, dans son essai Supervising the Uncanny : The Play within the Play résume la pensée du psychanalyste Carl Jung, définissant l’étrange comme «a complex of the collective unconscious becomes associated with the ego i.e. becomes conscious … [for the first time. This association is then felt to be] … strange, uncanny and at the same time fascinating. At all events, the conscious mind falls under its spell, either feeling it as something pathological or else being alienated by it from normal life. »8. Il s’agirait alors d’une rencontre entre le conscient et l’inconscient, menant à une certaine aliénation. Il est important d’observer que Carl Jung est le seul à noter la fascination que l’on peut avoir pour l’étrange quand on le ressent, comme une sorte de curiosité morbide. Ces trois psychanalystes suggèrent donc que le sentiment d’étrangeté est provoqué par une perception de faille dans la réalité, ou dans notre propre inconscient. Créant un sentiment de malaise ou de peur accompagné d’une certaine fascination.

Cette impression de faille dans notre réalité pourrait totalement correspondre au médium du Claymation. Quand nous comparons les trois principaux médiums d’animation que sont le Stop-Motion, l’Animation 2D, et l’Animation Digitale, nous pouvons remarquer que le Stop-Motion est le seul médium d’animation prenant place dans notre dimension. L’animation en deux dimensions obéit au même règles que les limitations d’une feuille de papier, et nous pouvons suggérer que bien que tout objet dessiné (ou animé) sur un tel support fasse partie de notre réalité, il ne fait pas partie de notre troisième dimension. Idem pour l’Animation Digitale, qui prend place dans un espace virtuel. Les modèles de Claymation (et de Film de Marionnettes) « prennent vie » dans la même dimension que les spectateurs. L’animation en image-par-image s’accompagne obligatoirement de saccades dans les mouvements des personnages (bien que des grandes production de Claymation comme Kubo and the Two Strings arrivent de plus en plus à réduire ces saccades, elles sont toujours présentes). Nous pouvons suggérer alors que c’est précisément dans ces saccades que l’on peut voir l’empreinte de notre réalité, notre dimension, qui provoquerait alors un sentiment d’étrangeté. Mais ceci n’est pas le seul point démontrant l’inhérence de l’étrange dans le Claymation.

Duke Johnson sur le plateau d’Anomalisa (2015, co-réalisé avec Charlie Kaufman)

Intéressons-nous à la théorie de l’Uncanny Valley par Masahiro Mori. Cette théorie publiée en 1970 était originellement une théorie de robotique expliquant le sentiment d’étrangeté que l’on peut avoir devant un robot humanoïde. Plus ce robot prend une apparence réaliste, plus la moindre de ses imperfections nous semblera monstrueuse. Cela fonctionne dans le sens inverse aussi, plus le robot humanoïde est irréaliste ou « cartoonesque » plus on ressentira d’affinité pour lui (toutefois, l’humain ne crée pas d’affinité avec les robots non humanoïdes comme les bras robotiques industriels. Masahiro Mori considère l’affinité comme notre reconnaissance inconsciente d’un objet humanoïde : « I have noticed that, in climbing toward the goal of making robots appear like a human, our affinity for them increases until we come to a valley, which I call the uncanny valley. ». Il argumente aussi qu’un objet dérangeant dégage encore plus d’étrangeté quand il se met en mouvement : « When the speed is cut in half in an attempt to make the robot bring up a smile more slowly, instead of looking happy, its expression turns creepy. This shows how, because of a variation in movement, something that has come to appear close to human — like a robot, puppet, or prosthetic hand — could easily tumble down into the uncanny valley. »9

Représentation de la Uncanny Valley par Mashiro Mori

Le fait que le mouvement de ce genre d’objets nous paraisse étrange correspond à notre argument précédent de la trace de la réalité dans les saccades des marionnettes. Notons ici qu’il parle aussi de marionnettes, qui semble être un motif récurrent lorsque l’on parle d’étrangeté. Dans L’Inquiétante étrangeté (1919), Freud résume ainsi la pensée de Ernst Jentsch sur le sujet en 1906 : « un cas d’inquiétante étrangeté par excellence « celui où l’on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé », et il en appelle à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates. ». De plus, dans L’Inquiétante Étrangeté, Freud analyse la nouvelle fantastique L’Homme au Sable de E.T.A Hoffman (1817) pour son potentiel étrange et cite le personnage d’Ophélia, un automate dont le protagoniste de l’œuvre va tomber amoureux.

De 1906 à 1970, les figurines, marionnettes et automates sont vus comme étranges, ce qui explique un autre aspect de l’étrangeté des films de Marionnettes et de Claymation : l’apparence humaine d’objets normalement inanimés peut être profondément dérangeante, et encore plus quand ces-dits objets se mettent en mouvement. Selon Mori, « it is possible to create a safe level of affinity by deliberately pursuing a nonhuman design. ». Cela peut donc correspondre aux choix de direction artistique que l’on doit faire lors de la conception d’un film de Claymation, particulièrement autour du character design. Imaginons un spectre de l’étrangeté dans le Claymation, qui partirait d’un character design très cartoonesque, jusqu’à arriver à un character design naturaliste ou réaliste. Nous pouvons poser à la première extrémité (peu dérangeante) des films comme Ma Vie de Courgette (2016, Claude Barras), et à l’autre extrémité Anomalisa (2015, Charlie Kaufman et Duke Johnson). Le premier a une direction artistique enfantine, avec des visages simples et des proportions « cartoonesques ». Anomalisa, à l’inverse, tente de reproduire une apparence humaine réaliste (dans un environnement tout autant réaliste), tout en laissant volontairement paraître les imperfections de sa technique (nous pouvons notamment voir les jointures des différentes parties du corps des marionnettes). Tout comme dans la théorie de l’Uncanny Valley, les imperfections très visibles sur les personnages d’Anomalisa rendent les humains du film profondément dérangeants. Résumons : le mouvement des personnages de Claymation peuvent nous paraître étranges car les saccades y sont l’empreinte de notre réalité, ce que nous percevons alors inconsciemment comme une « faille » dans cette réalité. De plus, l’apparence humanoïde de ces personnages (même sans mouvement) a quelque chose d’intrinsèquement étrange depuis plus d’un siècle, ce qui est démontré par la Uncanny Valley, théorie qui explique aussi le fait que l’on peut ressentir plus ou moins d’étrangeté en fonction du réalisme de ces objets humanoïdes. Ce sont dans ces trois éléments que se cache l’inhérence de l’étrangeté dans le Claymation.

Enfin, pour finir notre démonstration de cette inhérence, nous devrions nous intéresser rapidement à une analyse d’un autre médium : la re-médiation. Dans leur livre Remediation : Understanding New Media, Jay David Bolter et Richard Grusin présentent le concept de immédiateté (immediacy) et de hypermédiation (hypermediacy). «Immediacy is transparency : the absence of mediation or representation. It is the notion that the medium could erase itself and leave the viewer in the presence of the objects represented, so that it could know the objects directly. » cette description pourrait correspondre au cinéma de prises de vues réelles traditionnel. L’Hyper-médiation, elle, est tout le contraire : « the viewer acknowledges that she is in the presence of a medium and learns through acts of mediation or indeed learns about mediation itself »10. Bien que ce concept émane d’une étude d’un medium complètement différent (la re-médiation), nous pouvons clairement voir une grande ressemblance entre l’étrangeté et l’hyper-médiation au sein des expériences de spectatorat. Nous pourrions argumenter que la prise de connaissance du médium qui est ici mise en avant lors de l’hyper-médiation peut venir des mouvements saccadés dans le cas d’un film de Claymation. Bolter et Grusin ajoutent que certaines oeuvres peuvent avoir un effet d’immédiateté sur une population et un effet d’hypermédiation sur l’autre, toutefois l’hyper-médiation étrange de l’animation en Claymation semble être très répandue.

Nous avons maintenant terminé notre démonstration de l’inhérence de l’étrangeté dans le Claymation. Toutefois, le sentiment d’étrange que l’on peut avoir en regardant Coraline (2009, Henry Selick) ou Alice (1988, Jan Svankmajer) n’est pas seulement dû au médium, il est aussi provoqué par les intentions et réalisations des auteurs de ces films. L’inhérence de l’étrangeté dans le Claymation crée un médium ou des histoires et visuels qui sont déjà étranges, horrifiques ou fantastiques peuvent proliférer. Regardons par exemple les dessins originaux de Tim Burton à l’origine du film L’Étrange Noël de Mr Jack (Tim Burton’s Nightmare Before Christmas, 1993). Ces dessins là font partie d’un autre médium, une autre dimension, que le long-métrage final, mais pourtant ils gardent tout de même une qualité dérangeante. Nous pouvons argumenter que lorsque des éléments déjà dérangeants « pénètrent » dans le médium du Claymation, leur étrangeté s’en voit décuplée. Et à l’inverse, une œuvre non-dérangeante « gagnera » une qualité d’étrangeté minimale un fois passé au Claymation. Cela donne donc la possibilité à de nombreux cinéastes d’animation de jouer avec cet étrangeté, la manipuler à leur guise. Nous pouvons alors proposer trois catégories principales d’étrangetés que l’on peut trouver dans le Claymation d’un point de vue narratif et visuel : l’étrangeté fantastique et spectaculaire, l’étrangeté sociale, et l’étrangeté surréaliste. Tous les films de Claymation ne rentrent pas forcément dans ces trois catégories, c’est pour cela que nous finirons par rapidement étudier un cas à part (Wes Anderson).

Boxtrolls (2014, Travis Knight)

L’Étrangeté fantastique ou spectaculaire est souvent la forme d’étrangeté la plus répandue dans le Claymation, sans doute car on la retrouve dans des films très importants historiquement (notamment dans les créations de l’animateur légendaire Ray Harryhausen). Nous pourrions définir l’étrangeté fantastique en la comparant avec le genre littéraire du fantastique. Selon l’Académie Française, le fantastique « se dit d’une œuvre littéraire ou artistique où interviennent des éléments dont on ne sait s’ils peuvent s’expliquer par des lois naturelles »11 . Il est amusant de noter que le concept de faille dans la réalité que l’on trouve dans l’étrangeté se retrouve aussi dans la définition du fantastique, ce qui pourrait expliquer la grande prolifération de ce type d’oeuvres dans le Claymation. Toutefois, contrairement au genre littéraire, des nombreux films en Claymation introduisent des éléments irréels dans un monde déjà fictif ou éloigné de notre réalité. Nous pouvons par exemple prendre l’exemple de Boxtrolls (2014, Travis Knight), qui prend place dans un pays fictif, Norvenia, et plus précisément dans la ville de Cheesebridge. Cette ville fictive dont toute la hiérarchie des pouvoirs est orientée autour du fromage est inspirée du Royaume-Uni dans sa période victorienne, tout en intégrant quelques rares éléments de steampunk dans sa direction artistique. Le film nous présente donc alors une diégèse bien définie, qui au-delà de son aspect fantaisiste établit des références à notre monde et notre histoire. Puis, une fois l’incipit dépassé, le fantastique fait son arrivée dans ce monde avec la présence des Boxtrolls, créatures inspirées de la littérature d’heroic-fantasy. C’est donc dans cette rupture d’une diégèse donnée que se distingue l’étrangeté fantastique au sein du Claymation. Notons rapidement que L’Étrange Noël de Mr Jack inverse le procédé : nous avons tout d’abord accès à un monde dérangeant et apeurant (Halloween Town), puis d’autres mondes supposément plus joyeux comme celui de Noël ou tout simplement notre monde font leur arrivée dans le film après l’incipit et à la fin, montrant une certaine aliénation de l’auteur par rapport à notre réalité. Nous pouvons aussi suggérer que ce type d’étrangeté est le plus répandu dans ce sous-médium en raison des structures narratives classiques (ou conventionnelles) de ces films, avec un incipit, puis une introduction d’éléments perturbateurs pour mener vers une série de péripéties. Cet élément perturbateur peut donc très facilement être une intervention du fantastique. C’est pour cela que nous pouvons mettre dans cette catégorie un nombre importants de longs-métrages de Claymation tous publics et accessibles : les films d’animation de Tim Burton (Les Noces Funèbres, 2005 ; Frankenweenie, 2012), Henry Selick (L’Étrange Noël de Mr Jack, 1993 ; James et la Pêche Géante, 1996), Nick Park (la saga des Wallace & Gromit, 1989–2010 ; Chicken Run, 2010 ; Cro-Man, 2018) ou encore Travis Knight (ParaNorman, 2012 ; Kubo and the Two Strings, 2016) ; mais aussi les créatures animées de Ray Harryhausen, ayant par exemple travaillé sur Jason et les Argonautes (Don Chaffey, 1963). Il faut aussi noter que un nombre important de ces films sont orientés vers un public familial, et donc tentent de s’adresser aux enfants aussi bien qu’aux adultes. L’étrangeté fantastique, en proposant de nouvelles possibilités au sein de notre réalité, créé aussi du merveilleux, et dans un certain sens, donnent du rêve. Permettez moi d’évoquer mon expérience personnelle le temps d’un instant, et donc d’abandonner temporairement le très solennel « nous », afin de mieux expliquer cette fascination qu’un enfant peut avoir pour l’étrange. Lorsque j’avais sept ans, j’ai eu la chance de voir L’Étrange Noël de Mr Jack de Henry Selick. Ce fut mon tout premier coup de cœur de cinéma. Je me souviens avoir été tout autant fasciné que terrifié, et j’ai ensuite créé toute une obsession autour de ce film. En grandissant, j’ai continué à découvrir les filmographies de Tim Burton et Henry Selick, ce qui m’a permis de découvrir ce qu’est un cinéaste, ou plus précisément un auteur, et tout le potentiel du cinéma. Autrement dit je n’aurais pas écrit cet essai si je n’avais pas vu ce film il y a treize ans. L’étrangeté fantastique peut avoir un effet très puissant sur les enfants, laissant des souvenirs marquants, mais ce sujet mériterait tout un autre essai.

Coraline (Henry Selick, 2009)

Évoquons maintenant l’étrangeté surréaliste, qui peut sembler similaire à l’étrangeté fantastique aux premiers abords. La principale différence entre ces deux concepts vient de la dimension expérimentale de l’étrangeté surréaliste. En effet, là ou l’étrangeté fantastique fait rentrer le surnaturel dans un monde appréhendé et compris du spectateur, l’étrangeté surréaliste évite le trop-plein de cohésion et privilégie une structure narrative et visuelle anti-conformiste. Jan Svankmajer, dans son film Alice (1988), reprend le récit déjà surréaliste de Lewis caroll Alice au Pays des Merveilles, mais le modifie complètement. La structure narrative est très souvent volontairement incohérente, et se contente parfois de seulement référencer l’œuvre littéraire, au milieu des scènes surréalistes de Svankmajer. De la même manière, les animations de ce film ne sont en aucun cas naturalistes, et se mettent en mouvement de manière improbable. Cette étrangeté est donc associée à une confusion constante. Cela crée comme un effet d’attraction (pour reprendre le terme de Cinéma des Attractions théorisé par Tom Gunning12), où l’étrange fait partie de l’intérêt de l’œuvre, et rend impératif à son appréciation. Nous pouvons mettre dans cette catégorie des cinéastes comme Jiri Trnka (The Hand, 1965 ; La Grand-Mère Cybernétique, 1962), les Frères Quay (Absentia, 2000 ; The Comb, 1991 ou encore leur adaptation sortie en 2000 de la nouvelle L’Homme au Sable de ETA Hoffman, que nous avons citée précédemment, montrant que l’étrange est un petit monde) et bien évidemment Svan Jankmajer (Alice, 1988 ; Obscurité, Lumière, Obscurité, 1989).

Alice (1988, Jan Svankmajer)

Nous pouvons enfin dresser une dernière catégorie au travers de l’étrangeté sociale, que l’on peut retrouver majoritairement dans des œuvres de Claymation prenant place dans un contexte réaliste. On ne trouve pas énormément de films représentant cette étrangeté au sein du Claymation, mais le peu qui existe a suffit à en faire ici un cas d’étude. Il s’agit de films comme Anomalisa (Charlie Kaufman et Duke Johnson, 2015) ou encore 9,99$ (Tatia Rosenthal, 2008). Dans ces films, l’étrange est utilisé pour donner un propos social. Dans Anomalisa par exemple, le personnage principal, profondément dépressif, est marginalisé et se sent en constant décalage par rapport à la société (cela est notamment représenté par une répétition du même visage sur la quasi totalité des personnages du film). L’étrangeté inhérente au médium est donc utilisée contextuellement, de manière à créer une opposition entre le ou les protagonistes, et le reste du monde. Le spectateur et le protagoniste « ressentent » tout deux le même sentiment de malaise au sein du médium. Ici, il n’y a pas de surréalisme ni de fantastique, et les irruptions illogiques dans la réalité sont forcément des manifestations du psyché d’un des personnages, de problèmes de perception (comme les hallucinations de Michael dans Anomalisa ). L’Étrangeté sociale est ici la seule catégorie à être associée à un message, ou du moins un élément narratif de fond, contrairement à une forme de contenu. Nous pouvons aussi intégrer la filmographie de la réalisatrice de courts-métrages Niki Lindroth Von Bahr, mettant en scène des animaux anthropomorphes dans des situations grisantes de notre quotidien, ou du moins dans une vision très pessimiste de notre société (Simhall, 2014 ; Min Börda, 2017).

///////// Anomalisa (2015, Charlie Kaufman & Duke Johnson) //////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// 9.99$ (2008, Tatia Rosenthal) ////////////

Nous avons ainsi dressé les trois principales catégories dans lesquelles nous pouvons mettre notre experience de l’étrange, montrant que ce sentiment est modelable par son auteur en fonction de l’utilisation du médium. Toutefois les films de Claymation sortis ne rentrent pas forcément tous dans ces trois catégories, il y a, et il y aura toujours des exceptions. Nous pouvons donner un exemple d’exception en la présence de Wes Anderson. Ce réalisateur était déjà connu du grand public après de nombreux succès de films de prises de vues réelles (La Famille Tenenbaum en 2001 ou La Vie Aquatique en 2004) avant de se lancer dans le cinéma d’animation, et plus précisément le Film de Marionnettes, avec Fantastic Mr Fox en 2009 et Isle of Dogs en 2018. Dans ces deux films, son utilisation du Claymation s’inscrit dans la lignée du style qu’il avait déjà établi dans sa filmographie de prises de vues réelles, s’appuyant sur l’artisanat, mais aussi l’artificialité et la distanciation. Sans rentrer dans une analyse de cinéaste, son style se caractérise par une artificialité poétique impliquant une certaine distanciation du spectateur. L’étrangeté du Claymation se mélange alors au style de Wes Anderson, renforçant alors cette impression d’artificialité dans notre dimension, et créant un effet d’hyper-médiation sur le spectateur.

Fantastic Mr Fox (2010, Wes Anderson)

Avant de conclure notre théorie, nous devrions évoquer brièvement le futur du Claymation au sein du cinéma depuis l’arrivée du cinéma digital. Disons simplement que certaines innovations ont eu un impact sur l’étrangeté du médium alors que d’autres n’en ont eu aucune. Par exemple, la technologie de l’impression en trois dimensions , qui est de plus en plus utilisée dans le Claymation n’a aucun impact sur le sentiment d’étrangeté car elle ne vient pas interférer avec notre perception de la dimension du film (et donc l’impression de faille dans la réalité). Tous les personnages d’Anomalisa sont modelés à l’aide de cette technologie, et pourtant le film reste profondément étrange et perturbant. Par contre, la composition digitale peut avoir une forte influence sur le Claymation. Lorsque l’on mélange un autre médium d’animation au Stop-Motion, ses implications dimensionnelles changent radicalement. Comme l’explique Lev Manovich : « digital cinema represents a return to nineteenth century pre-cinematic practices, when images were hand-painted and hand-animated. […] As cinema enters the digital age, these techniques are again becoming the commonplace in the filmmaking process. Consequently, cinema can no longer be clearly distinguished from animation. It is no longer an indexical media technology but, rather, a sub-genre of painting. »13. Le Claymation se basant entièrement sur le médium de la photographie, l’animation digitale a le potentiel de totalement transformer le médium. Si notre perception des mouvements ou des décors de Claymation est faussée par des éléments d’autres médiums, nous percevons moins le Claymation comme faisant partie de notre réalité. C’est le cas pour quelques séquences de Boxtrolls (intégrant des animations et illustrations 2D lors de certains), ou pour la totalité du film The Lego Movie (2014, Phil Lord et Christopher Miller) ou des animations digitales imitent virtuellement les mouvements saccadés du Claymation.

L’Étrange Noël de Mr Jack (1993, Henry Selick)

Nous avons ici tenté de démontrer l’inhérence du sentiment de l’étrange dans le Claymation, afin d’expliquer pourquoi tant de personnes trouvent les films de ce médium dérangeants. L’Étrangeté joue un rôle discret mais terriblement important au sein du Claymation, et peut être que le médium n’aurait pas eu la même importance historique dans l’Animation et les Effets Spéciaux sans la présence de l’étrangeté. Dans un essai plus long, nous arions pu continuer d’explorer les relations entre Claymation et cinéma digital, mais aussi la place de l’étrangeté dans les VFX de Claymation.

BIBLIOGRAPHIE

1. Graz, Joan C « Mona Lisa Descending a Staircase » vidéo YouTube, publiée par Anime Histopedia, 2 Mai 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=GjlPqMKvQJI

2. Daniels, David « BUZZ BOX 1985 » vidéo YouTube, publiée par insanimatorDD, 17 Juin 2011 : https://www.youtube.com/watch?v=NNl3g2FswOw

3. [deleted] (utilisateur supprimé), « What is it about claymation that makes it so creepy and off putting ? » Reddit, 5 Mai 2016 https://www.reddit.com/r/AskReddit/comments/4hyxkb/what_is_it_about_claymation_that_makes_it_so/ consulté le 14 Avril 2018

4. Vax, Louis. « La Séduction de l’Étrange » Presses universitaires de France, 1987, pp. 11 http://excerpts.numilog.com/books/9782130398929.pdf consulté le 29 Mars 2018

5. Freud, Sigmund « Das Unheimliche », 1919. Traduit par M. Bonaparte et E. Marty, pp. 3. http://palimpsestes.fr/textes_philo/freud/inquietante-etrangete.pdf consulté le 29 Mars 2018.

6. Jentsch, Ernst « Zur Psychologie des Umheimlichen », 1906. Traduit par Roy Sellars, pp. 16. http://www.art3idea.psu.edu/locus/Jentsch_uncanny.pdf consulté le 29 Mars 2018

7. Freud, Sigmund « Das Unheimliche », 1919. Traduit par M. Bonaparte et E. Marty, pp. 21–22

8. Leader, Carol quoting Carl Jung “Supervising the Uncanny: The Play within the Play.” Journal of Analytical Psychology, vol. 60, no. 5, Nov. 2015, pp. 658

9. Mori, Masahiro « The Uncanny Valley » Energy, vol. 7, no. 4, pp. 33–35, 1970. Traduit par Karl F. MacDorman et Norri Kageki dans IEEE Robotics & Automation Magazine, vol 19, 98–100, 2012. pp 2–4 https://www.researchgate.net/publication/254060168_The_Uncanny_Valley_From_the_Field consulté le 14 Avril 2018

10. Bolter, Jay David and Richard Grusin, « Remediation: Understanding New Media. » Cambridge: MIT Press, 1999, pp. 70–71

11. « Fantastique » Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Centre national de la recherche scientifique, http://www.cnrtl.fr/definition/fantastique (définition B-3-b) Consulté le 17 Avril 2018

12. Gunning, Tom “The Cinema of Attractions: Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde,” Early Cinema: Space, Frame, Narrative, eds. Thomas Elsaesser and Adam Barker (London: BFI, 1990), 56–62.

13. Manovich, Lev. “What is Digital Cinema?,” in Peter Lunenfeld, ed. The Digital Dialectic. Cambridge: MIT Press, 1999, pp. 175

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Vivien Forsans

Double Majoring in Film Animation and Film Studies at Concordia University in Montreal